FORTice : un projet de télécollaboration en FLE alliant formation initiale et formation continue
http://www.bulletin.auf.org/spip.php?article269
À l’origine du projet, il y a le constat suivant : on observe un certain décalage entre, d’une part, les orientations prises par les institutions et les organismes de formation en matière d’intégration des TICE, que ce soit à l’échelle nationale ou transnationale, et, d’autre part, les pratiques enseignantes, qui restent encore bien souvent en retrait par rapport à cette question.
Par ailleurs, les étudiants qui suivent un cursus FLE à l’université ont rarement l’occasion de tester le matériel pédagogique qu’ils élaborent dans le contexte de leur formation et sont donc contraints de travailler à l’aveuglette en s’adressant à un public idéal.
Le projet FORTice est né de la volonté de mettre tous ces gens en relation et de les amener à concevoir de manière concertée des scénarios pédagogiques utilisant les TICE dans la perspective du Cadre européen commun de référence pour les langues, par l’intermédiaire d’une plateforme de formation à distance [1].
Chaque année, ce projet, qui existe depuis trois ans, rassemble une cinquantaine d’étudiants et de 10 à 12 enseignants [2]. Ils échangent pendant trois mois par l’intermédiaire de la plateforme Moodle. Une fois que les scénarios ont été réalisés, les enseignants ont deux semaines pour les tester en classe et pour rendre compte de leurs observations aux étudiants, soit par écrit soit oralement, à l’aide d’outils de communication en ligne.
Qu’en retirent les étudiants ?
Le dispositif mis en place à l’Université Stendhal-Grenoble 3 comprend :
un cours magistral à l’occasion duquel sont passés en revue des exemples de scénarios et sont présentées un certain nombre de notions théoriques ; des séances de tutorat pédagogique en salle informatique, à la fois pour continuer la réflexion entamée durant les cours magistraux et pour encadrer les étudiants au fil des différentes phases du projet ; des séances facultatives de tutorat informatique animées par un des étudiants de la promotion, chargé de venir en aide à ceux qui rencontreraient des difficultés dans la partie proprement technique du travail.
Deux aspects sont pris en compte au moment de l’évaluation : l’investissement dans le projet et la qualité de la réflexion, présentée sous forme de « synthèse réflexive ».
Cette synthèse joue un rôle central dans le dispositif. En effet, si l’objet du cours est de sensibiliser les étudiants aux TICE, la mission première de toute formation professionnelle n’en reste pas moins, dans une perspective d’autonomisation, d’encourager les futurs enseignants à adopter une posture réflexive. Le modèle de synthèse proposé aux étudiants s’inspire de trois types de recherches : la recherche-développement, la recherche évaluative et la recherche de développement professionnel [3].
Les objectifs poursuivis sont au nombre de trois. Pour les illustrer, je renverrai à des extraits tirés de réponses à un questionnaire distribué aux étudiants lors de la dernière édition du projet. La question était la suivante : « Trouvez-vous que l’exercice de la synthèse réflexive vous a apporté quelque chose ? Pourquoi ? »
Il s’agit tout d’abord de faire le point sur les forces et les faiblesses du scénario.
Réponses : « Oui, incontestablement. L’exercice de synthèse réflexive m’a permis de faire le point sur toutes les phases de l’expérience d’un scénario pédagogique, d’avoir un regard plus distancié sur toutes les étapes de celui-ci, de mieux voir ses lacunes et ses points faibles, de réfléchir sur ce qu’il aurait fallu mettre en place, prévoir ou éviter […]. » (E1)
« La synthèse m’a permis de voir que notre scénario était loin d’être parfait ! » (E8)
Ensuite, on fait entrer en « raisonnance » l’expérience de conception et les notions vues en cours, aussi bien sur le plan pédagogique que didactique, ou, plus largement, éducationnel.
Réponses : « La synthèse est intéressante parce qu’elle permet […] l’inscription du scénario dans le cadre plus large des théories sur les TICE. » (E4)
« L’exercice de synthèse réflexive était intéressant, car il nous a vraiment fait réfléchir sur divers aspects non seulement de ce cours et de ce scénario, mais aussi de l’enseignement et de l’apprentissage du FLE en général. » (E10)
Enfin, l’étudiant revient sur ses représentations concernant les TICE et l’approche par tâche. Il peut également inclure des commentaires sur des aspects plus personnels.
Réponse : « En ce qui concerne mes attentes personnelles quant au scénario proposé, je dois avouer ne pas avoir été vraiment convaincue au départ […]. Cependant, le scénario pédagogique a donné des résultats surprenants […]. Pourquoi un tel écart entre les deux ? La réponse à cette question tient peut-être en deux mots : situation d’enseignement. Il est vrai que mes attentes s’appuyaient fortement sur mon expérience avec des élèves largement désintéressés par l’enseignement, démotivés […]. Or il semble que les apprenants qui ont testé notre scénario, bien qu’ayant le même âge, aient eu une tout autre vision de l’apprentissage : ils étaient intéressés, motivés et avaient envie d’apprendre. C’est peut-être ce qui fait toute la différence. [4] » (E9)
Qu’en pensent les enseignants ?
Les enseignants ont un rôle fondamental à jouer : ils permettent aux étudiants, grâce à leurs retours fréquents, de comprendre certaines des contraintes propres à une situation d’enseignement-apprentissage précise : matériel à disposition, nombre d’heures de cours, hétérogénéité des apprenants, objectifs de formation et formes d’évaluation, cultures d’enseignement et d’apprentissage, etc. Ainsi, les étudiants, toujours dans le questionnaire, qualifient les échanges avec les enseignants de « très utiles », de « nécessaires », voire de « rassurants ». La relation qui s’instaure est jugée « cordiale » et même parfois « très amicale ». Ils mettent également de l’avant leur engagement et leur enthousiasme, qui permettent l’instauration, dit l’un d’eux, d’un « mutuel plaisir à travailler ensemble ».
Les enseignants tirent bien sûr également un bénéfice de cette collaboration, mais il ne se situe pas nécessairement sur le même plan. À partir d’un autre questionnaire, envoyé cette fois aux enseignants, on a relevé les points suivants.
Seulement un d’entre eux estime que le projet lui a permis de se familiariser avec une nouvelle approche méthodologique et de vaincre sa peur des technologies : « J’ai retiré plein de choses utiles de l’aspect méthodologique ainsi que de l’utilisation des TICE. Au début, j’avais peur de naviguer sur la plateforme. » (e4) Contrairement à ce qui est visé initialement dans le projet, une partie non négligeable des enseignants sont sensibilisés aux TICE et à la perspective actionnelle. Cela ne les empêche pas de trouver d’autres intérêts, comme l’occasion de consacrer plus de temps qu’à l’accoutumée à l’élaboration d’une séquence (e3), ou encore, d’entrevoir des possibilités de transposition du projet dans leur région : « C’est une expérience intéressante à transposer dans ma région. » (e1)
Du côté de la recherche
L’ensemble des données qui se constituent naturellement tout au long du projet représente un matériau riche à exploiter sur le plan de la recherche : échanges entre enseignants et étudiants, scénarios pédagogiques, productions des apprenants, synthèses réflexives, questionnaires, entretiens. Par exemple, on peut s’interroger sur les difficultés que rencontrent les étudiants et les enseignants à s’approprier la perspective actionnelle (Soubrié, à paraitre) [5], ou encore, sur la façon dont les scénarios réinterrogent la question de la norme (Soubrié, 2009) [6]. Par ailleurs, on peut s’intéresser à la synthèse réflexive comme genre discursif et débattre de l’intérêt qu’elle représente en ce qui concerne la formation des enseignants.
Bref, FORTice offre de nombreuses pistes de recherche. Cela permet d’envisager des partenariats avec toute personne ou collectif déjà constitué qui souhaiterait concevoir une réflexion en relation avec ce projet.
Dans la foulée de projets de télécollaboration comme « Le français en première ligne » [7], FORTice met en relation des publics visant des dimensions formatives distinctes. Cette potentialité offerte par les TICE est encore largement sous-exploitée dans le domaine de la formation ; pourtant, elle existe bel et bien dans la « vie réelle » (pour reprendre un syntagme du CECRL) sous l’appellation d’« échange de compétences ».
Les personnes intéressées à participer à FORTice dans les années à venir peuvent s’inscrire à partir d’un formulaire en ligne [8]. Par ailleurs, il est tout à fait envisageable d’adopter la démarche dans un autre contexte. Je pense notamment à l’Afrique du Sud, au Kenya, au Liban et à la Syrie, qui ont tous mis en place, au cours des dernières années, des formations d’enseignants en FLE au niveau universitaire.
/ THIERRY SOUBRIÉ